C'est une excellente réflexion sur le suicide en Algérie, elle mérite d'être publiée dans une revue scientifique. Mme Chérifa. S., aborde la question de suicide en creusant l'abcès des us et coutume, particulièrement l'aspect religieux, qui reste très superficiel sur la question du suicide. A lire absolument.
Par Chérifa Sider, psychologue (lesoir d'algérie du 26 juin 2012.)
En Algérie, la crise politique sur fond économique a déteint sur toutes les sphères de la société. La population en souffre énormément et laisse s’ancrer, à son corps défendant, une impression
de lassitude symptomatique en son entité substantielle. Le suicide, cette violence exercée contre soi, est directement ou indirectement reliée à des facteurs personnels, sociaux et
environnementaux fort divers. Ces derniers temps, il y a même une recrudescence inquiétante et alarmante du phénomène suicidaire. Ce qui suscite le plus souvent une charge émotionnelle et
traumatique qui imprime des traces indélébiles dans la mémoire collective. Chacun d’entre nous, en désespoir de cause, est curieux de connaître plus exactement l’origine de ce drame qui gronde
aujourd’hui dans notre société. Certes, plusieurs facteurs de risque ont largement été évoqués pour expliquer le phénomène suicidaire, mais il n’en reste pas moins que la spécificité de la
dynamique suicidaire demeure encore obscure en raison du manque d’enquêtes «sérieuses» sur le terrain. Il est évident que le suicide ne surgit pas de manière aléatoire puisqu’il implique
toujours des raisons spécifiques aussi bien individuelles que sociales. Une analyse profonde et rigoureuse permet de chercher dans leur nature exogène les véritables sources de cette
problématique menaçante. Aussi, faudrait-il admettre qu’en Algérie tous les éléments suicidogènes, en nombre infini, sont réunis pour nourrir le processus suicidaire chez le citoyen. Ces
comportements suicidaires s’expliquent essentiellement par la précarité, le chômage, le manque de moyens, la prévalence importante des troubles mentaux, la diffusion contagieuse de la
délinquance juvénile et j’en passe. Néanmoins, la compréhension de ce type de phénomène nécessite, de mon point de vue, la prise en considération de l’interaction de tous ces fléaux
socio-psychologiques qui envahissent le champ social. Le suicide représente en ce sens un certain mal-être d’une communauté exposée à une détresse existentielle le plus souvent pénible. En
effet, on trouve à l’origine de tout processus suicidaire la notion du désespoir. Celui-ci est la résultante logique d’une évaluation faite par le sujet aussi bien entre ses ressources
matérielles et/ou psychologiques que ses meilleures aspirations existentielles. Lorsqu’il y a un déséquilibre flagrant entre les deux aspects ci-dessus cités et que les chances offertes au
sujet pour rétablir cet équilibre sont peu nombreuses, une situation de déséquilibre serait vécue avec un sentiment d’impuissance qui conduirait forcément à des violences tournées contre autrui
et/ou contre soi. Il n’est nullement inutile de rappeler en ce lieu que la crise politique et sociale que traverse l’Algérie depuis si longtemps a suscité d’une manière ou d’une autre
l’émergence d’un large sentiment de fatalisme, notamment chez les jeunes. Il va de soi que, pour pallier ce marasme, le citoyen a besoin de conditions de vie confortables et plus
particulièrement de paix intérieure. Or, le contexte dans lequel il évolue ne lui offre en aucune manière ce dont il a vraiment besoin dans la mesure où il est livré à une misère mentale et
sociale des plus dégradantes. C'est vraisemblablement un quotidien fort pénible qui ne lui laisse que peu ou presque pas du tout de marge de jouissance. L’absence de celle-ci se traduit par le
manque d’investissement affectif et émotionnel qui freine l’élan vital du sujet. Certainement, il y a en Algérie un manque flagrant en matière d’espace de communication, de loisirs, de lieux de
culture et de sport, ce qui bloque sans doute le processus d’extériorisation des émotions. Ce refoulement génère par conséquent une souffrance partiellement inaccessible et inexprimable. Le
sujet se trouve en panne, trop coincé dans les rouages des conflits et des plaintes et de surcroît, incompris par autrui. Ce sentiment d’incompréhension renforce l’isolement social chez
l’individu qui construit logiquement sa propre bulle d’autant plus que les problématiques psychologies sont stigmatisées par le groupe social. Depuis, la méfiance s’y installe durablement
entraînant avec elle son lot de bouillonnements et violences et même de vengeance refoulées. L’émeute en est incontestablement l’un de ses aspects les plus manifestes. Elle est on ne peut plus
un langage aux facettes mystérieuses dont le caractère itératif et entrecoupé jure avec les traits généraux et distinctifs du suicide. Cela dit, l’émeute partout dans le monde et plus
particulièrement en Algérie est fonction de l’instabilité psychique au niveau micro-sociétal, «l’individu » s’entend, pour se transformer par la suite en phénomène social à grande échelle. Les
évènements tragiques de la Kabylie en 2001 en sont une parfaite illustration. Cette région névralgique de notre pays s’est transformée en un théâtre tout aussi de désolation que de
déshumanisation des consciences. Ce qui a suscité les sentiments de mépris et d’humiliation parmi les citoyens. Tous ces revers malfaisants ont progressivement et à des degrés divers façonné
une sorte de spirale «pessimiste » et engendré la haine et le ressentiment. En effet, la féroce répression à laquelle a donné lieu le Printemps noir de 2001 s’est imprégnée dans l’imaginaire
collectif et a ruiné, en plus, l’équilibre psychologique de l’individu. Cela étant, ces scènes traumatiques ont incontestablement dopé l’intériorité individuelle et collective d’une charge de
sensibilité, pourraiton dire, totalement indifférente. La rencontre ou la confrontation avec la violence a créé, précisons-le bien, une certaine anesthésie émotionnelle débouchant sur un état
de transe et de refroidissement. En d’autres termes, l’individu a atteint un degré d’insensibilité qui l’a délivré de toute souffrance psychique et physique : on se réjouit de notre finitude et
l’on s’oriente vers une probable pratique d’euthanasie durant laquelle l’apprentissage de la mort, décidément violente, au quotidien serait un sport de combat très prisé ! Schopenhauer
(1788-1860), le philosophe du pessimisme, avait coutume de dire que «le suicide est une revendication de la vie». Suivant cette définition, l’on serait amené à admettre l’idée selon laquelle ce
processus de mortification n’est en vérité qu’un désir irrépressible d’existence. Celle-ci est le levain spirituel de l’être humain. Pourquoi l’homme accepte-t-il de sacrifier son vécu au péril
de sa vie ? Y a-t-il, en dehors des schémas classiques dont on a l’habitude de lire des fragments dans les faits divers, des mobiles plus profonds aux tentatives aussi répétitives que
désespérées de se plonger dans le néant abyssal de la mort ? En réalité, ces deux interrogations n’en font qu’une car l’aspect multi-factoriel de la problématique suicidaire est une vision à
caractère presque prismatique. C’est dans cette optique que la dimension d’extériorisation que je qualifierai ici de «processus défoulatoire» se heurtera à un vent contraire à sa cadence qu’il
est permis de qualifier hic et nunc de «force compressive» à la manière archimédienne. Cela dit, les deux processus — «défoulatoire-compessif» — se combineront dans un point sensible en cours
de provoquer un électrochoc psychologique chez l’individu. L’Etat, ce géant Léviathan, en se portant garant de la stabilité des pouvoirs et de la santé sociale, brime l’élan individualiste tel
un rouleau compresseur en pleine vitesse. A cet effet, il ne ménage aucun effort en vue de réduire à néant les fantasmes et les désirs collectifs, fussent-ils matériels, moraux ou simplement
spirituels. L’on voit bien une représentation corporelle micro-sociétale en perspective rimant avec la violence macro-sociétale. Autrement dit, la punition de l’individu se conçoit comme un
apprivoisement de l’étincelle de révolte à l’état pur. On dirait qu’un conditionnement pavlovien haut débit est en train d’affaiblir, d’amortir et d’émasculer l’homme sociable. En conséquence,
l’individualité comme composante sociologique éminemment importante serait vue sous le prisme d’une absence ou, pour parler en termes proprement philosophiques, une entité quasi nihiliste. Le
désir, dirait la sagesse tibétaine, est père de la pensée, mutatis mutandis, faute d’investissement psychique, les relents de création, les impulsions artistiques et les penchants pour la
découverte du monde des idées et des êtres seraient en inhibition certaine. L’on constate dans la foulée que «cette inhibition castratrice» épuise proportionnellement l’énergie de l’individu
dans un combat inégal dans la mesure où l’Etat ne reconnaît nullement les envies manifestées (Léviathan insensible aux cris de détresse ou comme l’expliquent les théoriciens politiques un
Léviathan boiteux, la conception de Thomas Callaghy notamment). Ce qui est intéressant à mettre en évidence est le fait que cette dialogique «inhibition-angoisseinsensibilité » est
particulièrement et intrinsèquement inter-relationnelle dans la mesure où la première manifestation en crée la seconde comme celle-ci en provoque la dernière. Tout ce bloc condensé de
manifestations hétérogènes structurant une certaine forme d’angoisse devient un étanche conglomérat de conflits intrapsychiques aux parois impénétrables. En ce sens, l’individu tente d’anéantir
les résidus de son angoisse, mais hélas, faute de lieux de loisirs et d’échange entre individus, il se cloître tristement dans un réduit psychique confus d’autant plus que la problématique
psychologique n’est vraiment pas problématisée en sa société en raison de la foultitude de tabous qui la gangrènent. C’est le règne de l’absurde avec toutes ses connotations péjoratives qui
annonce ses couleurs du fait d’une part, de la remise en cause par l’individu du cosmos psychosocial qui conditionne son existence, et la déliquescence de toute forme du plaisir et d’envie de
se mettre sur les rails de la routine sociale, d’autre part. En conséquence, on pénètre de plain-pied dans un duel serré entre soi-même et l’angoisse. C’est presque la logique freudienne qui
oppose sur un terrain hypothético-scientifique «le ça» au «surmoi» qui se répète ici entre à la fois l’angoisse et l’être humain qui en fait l’expérience. Chemin faisant, ce processus s’épuise
de lui-même et arrive à son terminus paroxystique. C’est en quelque sorte la fatigue d’être soi qui pousse à un refoulement implicite de l’angoisse. Celle-ci est si déterminée, si silencieuse
que l’individu en ressent ses effets dévastateurs. Il brûle à petit feu à l’intérieur de lui-même et les flammes qui le dévorent essaient de percer son âme et d’infester son cerveau d’idées
pyromanes. Sa relation avec son corps, tendue à l’extrême en fin de ce processus, le jette sur des réflexions macabres allant de l’envie de pendaison, à celle de défenestration tout en passant
par l’immolation pour culminer en fin de compte sur le suicide à tout prix. Cette volonté inébranlable de sauter sur la première occasion qui se présente pour se donner la mort est, dans le cas
de l’Algérien, un geste suicidaire imprévisible et anarchique. Cela dit, il est loin du prototype structuré et bien schématisé du processus suicidaire classique que connaissent les sociétés
occidentales industrialisées. En ce sens, ce geste non planifié et de surcroit «anarchique» résulte d’une tension interne non exprimée par aucun dialogue. En plus, elle est flottante ou
pendante, saurait-on dire, au demeurant. Il n’est en aucun cas inutile de faire le parallèle entre cette angoisse taraudante qui étouffe l’esprit et la pendaison comme moyen inéluctable de
s’exiler de soi (oppression intérieure équivaudrait à exil extérieur). La corde avec laquelle il s’entoure le cou instaure «un no man’s land» et s’auto-institue en indétrônable intermédiaire
dans la négociation avec la tension extérieure. A vrai dire, le passage à l’acte suicidaire a une fonction cathartique. C’est comme si le vent de la mort apaise et soulage par ses effluves la
souffrance et le chapelet de malheurs dont l’individu ressent les effets. La défénestration symbolise à son tour un exutoire pour les désirs, une issue pour les fantasmes et une fenêtre pour
les rêves écroués dans le subconscient le plus profond de l’être. C’est pourquoi, «l’individu suicidant » regrette si souvent juste après son réveil l’échec de sa tentative du saut vers le
néant. Il n’est nullement insignifiant d’ajouter en ce contexte que cette grave expérience est souvent alimentée par des discours mythiques et des scénarios fantasmatiques qui augmentent chez
le sujet le sentiment du contrôle de ses émotions et notamment de sa culpabilité. Ceci est particulièrement renforcé par le recours aux médiums, amulettes, et sorcellerie. C’est le cas
d’Abdelkader, cet Algérois de 45 ans. Extrêmement désabusé qu’il fut, il aurait fait une tentative du suicide par défenestration en 2008. «J’ai connu toutes les formes de la souffrance, j’ai
perdu mon boulot, ma famille et ma santé, il me reste rien… J’ai vu beaucoup de talebs et de guérisseurs pour trouver une solution à mon problème… J’ai pas de chance dans cette vie injuste, je
pars ailleurs, car là-bas, on est tous égaux devant Dieu.» Abdelkader a pris le risque de franchir le Rubicon en quittant cette existence malsaine qui ne lui disait rien. Avec beaucoup de
détermination et autant de conviction, il ne lui manque que le dernier pas. Mais est-ce possible quand juste à ses parages des «fetwas » tonitruantes le vouent aux gémonies et lui prédisent les
flammes de l’enfer comme punition à son autisme face à la religion. Mais pardelà ce constat, pourquoi ces gardiens des mœurs et des habitudes ne se penchent-ils pas avec objectivité sur ce
phénomène qui ravage notre jeunesse. Loin s’en faut, le rationalisme qui structure les sociétés occidentales est jeté en pâture aux chants de sirènes religieuses, somme toute moralisateurs. La
vie de toujours a été et est le plus souvent éclipsée par le parfum du… paradis.
C. S.